AGIR
pour la souveraineté numérique à l'école
La souveraineté numérique passe également par nos écoles
Si le concept de « souveraineté numérique » est maintenant largement entré dans le champ du débat public, la mise en œuvre d’une politique efficace dans ce domaine est encore un vœu pieux.
Force est de reconnaître que l’exercice est difficile. En termes de conception et de mise en œuvre de systèmes informatiques, les meilleures intentions peuvent achopper sur les détails triviaux tels que le choix d’un prestataire d’hébergement de données qui sera en fait soumis à des lois extra-européennes, ou d’un éditeur de logiciels à qui son gouvernement a demandé d’introduire des portes dérobées dans ses systèmes.
Souveraineté, logiciels libres et formats ouverts
Tout comme l’éveil à la sécurité informatique passe par l’apprentissage de mesures élémentaires d’hygiène numérique, qui seront renforcées avec la maturité des apprenants, la prise de conscience des enjeux de souveraineté numérique doit s’ancrer dans des pratiques précoces de protection des données (et notamment des données à caractère personnel) et de bons usages d’outils informatiques participant à cette souveraineté.
Les logiciels libres constituent l’un des moyens de la souveraineté numérique. Comme leur code source est accessible à tous, ils peuvent facilement servir de socle à des services maîtrisés, pour autant qu’ils aient fait l’objet d’un audit adéquat dans le cadre d’usages sensibles et qu’ils soient mis en œuvre sur des serveurs techniquement et juridiquement protégés. Surtout, ils permettent le maintien sur le territoire national d’un écosystème d’éditeurs et de prestataires de service à haute valeur ajoutée, au lieu que les montants des licences partent hors de l’Union européenne, le plus souvent via des mécanismes d’évitement de l’impôt. L’État et les collectivités locales doivent donc jouer un rôle de stratèges dans l’usage à bon escient de la commande publique, ciblant notamment les petites entreprises, afin de faire éclore et fructifier des écosystèmes qui seront par la suite majoritairement auto-financés par leur clientèle privée.
Quant à l’usage de formats ouverts de fichiers, il permet d’assurer l’interopérabilité1 et garantit la qualité des échanges et la pérennité des données de fichiers dont le format ne dépend pas de tel ou tel logiciel ou éditeur.
L’enjeu stratégique de l’éducation par et au numérique
Les logiciels jouent un double rôle stratégique dans l’enseignement. En premier lieu, les logiciels pédagogiques bien conçus sont un vecteur important d’apprentissage et de remédiation, permettant de travailler et mettre en pratique les notions clés pour la progression des élèves.
Jusqu’à présent, les enseignants, au titre de leur liberté pédagogique, pouvaient fournir à leurs élèves les systèmes et logiciels qu’ils pensaient adéquats. Cette liberté de choix s’appuyait notamment sur l’investissement individuel des enseignants et des enseignants référents aux usages numériques, parfaitement au fait de l’intérêt pédagogique des logiciels qu’ils pouvaient expérimenter sur leurs systèmes.
Enfin, la mise en contact des élèves avec des systèmes informatiques plus divers et plus ouverts peut, comme dans le domaine alimentaire, ouvrir leur esprit en leur faisant appréhender les concepts généraux de l’informatique plutôt que de les former à l’usage d’un logiciel particulier issu d’un écosystème de mono-culture, par ailleurs potentiellement problématique au regard de l’obligation de neutralité commerciale de l’école.
Le numérique pédagogique n’est pas de la plomberie
Depuis quelques années, sous couvert de rationalisation des pratiques, s’est développée la tentation pour les communes, regroupements de communes, conseils départementaux et régionaux finançant les équipements informatiques, de vouloir centraliser la gestion des équipements des établissements scolaires en la confiant à leurs propres directions des systèmes d’information (DSI). Cette orientation est tragique à plusieurs titres.
En premier lieu, les DSI d’administrations ne sont, par nature, pas compétentes pour évaluer la pertinence des pratiques pédagogiques. Face à une diversité vécue comme source de surcoûts, et par manque de compétences internes dans la gestion de systèmes hybrides, presque toutes les DSI s’orientent vers des architectures similaires à celles déjà utilisées dans leurs administrations : une mono-culture basée sur les logiciels édités par Microsoft. Ainsi, non seulement il ne sera plus possible aux enseignants de gérer eux-mêmes leurs propres systèmes, mais il ne leur sera pas non plus possible de disposer sur leurs ordinateurs de systèmes basés sur les logiciels libres tels que le noyau Linux. Faute d’offrir par défaut des ordinateurs pouvant exécuter plusieurs systèmes (dits « multi-boot »), les enseignants ne seront plus libres d’utiliser les systèmes qu’ils souhaitent, ni les élèves d’apprendre l’existence d’une diversité favorable à la souveraineté informationnelle des entreprises, administrations et foyers qu’ils contribueront à bâtir une fois adultes.
Notons également que les architectures envisagées, s’articulant autour de serveurs d’identités et de services centralisés, seront moins résilientes en cas de pannes, alors que le maintien sur site de serveurs locaux, partiellement administrés à distance, permet aux enseignants de travailler même en cas de panne de réseau externe. Déjà, dans certains sites, les enseignants ont dû ressortir leurs anciens rétroprojecteurs pour pallier les problèmes de ces systèmes centralisés.
Liberté de choix pédagogique, souveraineté numérique et résilience
Alors que les citoyens demandent et obtiennent des collectivités que la restauration scolaire favorise les producteurs locaux et les produits sains, les décideurs informatiques, traitant trop souvent le sujet sous l’angle unique de leur propre confort, s’engouffrent sans aucune vision politique dans la voie de la « malbouffe numérique », fournissant aux élèves un menu numérique standardisé et insipide issu de fournisseurs échappant au contrôle citoyen, au détriment de notre propre industrie.
Tout comme dans le domaine alimentaire, la pérennisation de filières d’éditeurs locaux de logiciels de qualité nécessite une généralisation de la demande. Les logiciels libres ont déjà été inscrits dans la loi comme devant être utilisés de façon prioritaire dans l’enseignement supérieur. Cette priorité doit être étendue à l’enseignement secondaire et primaire. Elle doit s’accompagner d’une politique volontariste de création de ressources éducatives libres2, considérées comme un « commun numérique », et valorisant les enseignants qui y contribuent.
Tirer parti de la relance
Face aux menaces pesant sur notre avenir numérique, nous demandons aux collectivités locales de se saisir de ce dossier au niveau politique plutôt que de le laisser aux mains des seuls techniciens. Nous les encourageons à renoncer au déploiement de ces projets pensés en silos, et à s’orienter vers des infrastructures et solutions résilientes laissant le choix d’usage des systèmes et des logiciels, comme cela existe au sein de certains grands sites universitaires.
Pour cela, il est nécessaire de s’appuyer sur la mutualisation des expertises techniques et pédagogiques, au sein de groupes de travail dédiés prenant réellement en compte la pratique quotidienne des enseignants. La montée en compétence des DSI des collectivités sur les systèmes informatiques alternatifs, dans le cadre de ces projets, pourrait alors servir de levier pour l’introduction d’une diversité et d’une souveraineté informationnelle accrues au sein des administrations.
Nous encourageons les collectivités locales à maintenir, au sein des établissements, des postes de référents informatiques en capacité d’assurer certains services d’administration locale et de servir de « passeurs » auprès des enseignants et vis-à-vis de l’administration technique centrale, afin de faire circuler les connaissances. Les personnels éducatifs ne doivent pas être laissés seuls face à une assistance téléphonique impersonnelle et ignorante de leurs pratiques pédagogiques.
Alors que des budgets sont disponibles, dans le cadre du plan national de relance, pour de grands projets industriels, nous pensons que les investissements qui seront effectués ici, au service de la formation des générations futures et de notre industrie informatique nationale et européenne, ne pourront que fructifier.
1Cf. Référentiel général d’interopérabilité (RGI) https://www.numerique.gouv.fr/publications/interoperabilite
2Ressources éducatives libres (REL) selon l’UNESCO: https://fr.unesco.org/themes/tic-education/rel